Les Inrockuptibles n’aiment pas la musique noire

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Le titre est provocateur, mais on touche là à un genre de racisme inconscient, tranquille peinard… je recommande aussi les commentaires
26 sept. 2016

Résumer la musique américaine en 100 albums majeurs : voici le projet pour le moins ambitieux dans lequel se sont lancés les Inrockuptibles pour garnir les pages de leur dernier numéro hors-série. Une mission quasi impossible que le magazine a pourtant effectuée sans aucun complexe en rabaissant honteusement l’importance de la musique noire. Même Donald Trump n’aurait pas osé.

20%. C’est la part gentiment accordée par les journalistes des Inrockuptibles aux musiciens noirs dans l’histoire de la musique américaine. Dans ce classement très WASP, les rares albums de soul ou de hip-hop gracieusement élus semblent saupoudrés comme du sucre glace sur un gâteau d’anniversaire. Vous aimez Kind Of Blue de Miles Davis et en bon mélomane, vous le considérez comme l’un des grands chefs-d’œuvre du XXème siècle ? Ne vous fatiguez pas à le chercher, il est absent de ce top 100. D’ailleurs, aucun album de jazz n’est présent dans ce hors-série. Aucun. La musique américaine sans le jazz, c’est impensable non ? Et bien, pas pour les Inrocks : ils osent tout – et c’est d’ailleurs à ça qu’on les reconnaît. En revanche, la musique blanche – même la plus mineure, inoffensive et insipide a table ouverte : on se demande encore ce qu’un faiseur comme Bon Iver – sorte d’Elliott Smith du pauvre – a apporté de si essentiel pour justifier que son premier album de folk javellisé soit classé dans les 100 plus grandes œuvres musicales américaines de tous les temps. Peut-être a-t-il provoqué une hausse des ventes de bonnets en laine chez Urban Outfitters, qui sait ?

Au cas où on ne l’aurait pas bien compris, l’édito du hors-série se charge de nous rappeler que ce top 100 est « subjectif ». Soit. Les Inrocks ont en effet bien le droit de préférer Bon Iver à un génie du jazz. Et personne ne conteste l’indispensable dimension subjective de ce genre de rétrospective. Quel serait, en effet, l’intérêt d’un tel top, sans un minimum de personnalité voire même de mauvaise foi ? Aucun puisqu’il ressemblerait à tous les autres. Dans le cas présent, ce n’est donc pas le choix d’opter pour un parti-pris éditorial qui est regrettable mais plutôt la nature même de ce parti-pris. Car éradiquer le jazz du champ musical américain et faire passer les artistes noirs pour de vulgaires passagers clandestins dans l’histoire de la musique enregistrée ne relève pas d’une quelconque subjectivité mais bel et bien de la bêtise. Ou – pour le dire plus poliment – d’une incompréhension complète de ce qu’est la musique américaine.

A vrai dire, il n’y a même pas besoin d’être un grand spécialiste des musiques noires pour saisir leur importance dans le corpus musical étatsunien. Un bon vieux lecteur des Inrocks, avec une culture rock suffisamment solide, mesure bien l’influence qu’a exercé le jazz, le blues ou encore le funk sur les œuvres de ses artistes préférés. Impensable, par exemple, d’envisager une œuvre aussi hallucinée que le Funhouse des Stooges sans l’apport fondamental des recherches free jazz de John Coltrane ou de Pharoah Sanders. Difficile également de ne pas reconnaître l’influence majeure du rhythm & blues ou des pionniers noirs du rock’n’roll chez toute une génération de songwriters pop, depuis les compositeurs du Brill Building jusqu’au duo Lennon/McCartney en passant par Keith Richards ou Phil Spector. Plus proche de nous, le funk incandescent de George Clinton, conçu sous les bannières Funkadelic ou Parliament dans les années 70, fut l’un des carburants essentiels de la french touch qui a explosé 20 ans plus tard. Musique noire et musique électronique ont d’ailleurs toujours fait bon ménage, la soul-music étant à la source même de la naissance de la techno de Detroit ou de la house de Chicago. A ce sujet, peut-être est-il utile de rappeler que l’immense majorité des défricheurs du genre étaient des noirs américains ? Enfin comment ne pas constater les innombrables emprunts qui sont faits à la soul, au funk ou encore au jazz dans toute la musique moderne – de la pop au hip-hop – écoutée tous les jours par des milliards de personnes ? Bref, toute personne qui se penche un peu sérieusement sur l’histoire des Etats-Unis depuis l’apparition de l’industrie du disque moderne ne peut que constater la gigantesque contribution de la musique noire à son patrimoine culturel et à son rayonnement dans le monde. L’aveuglement de la rédaction des Inrockuptibles n’en finit donc pas de nous sidérer.

On nous rétorquera peut-être que de nombreux styles musicaux comme le blues ou le jazz ont préexisté à l’industrie du disque dans sa version moderne et commerciale. Et que, par conséquent, de nombreux enregistrements réalisés à cette époque, simplement destinés à la diffusion radiophonique, ne peuvent prétendre au statut d’album. Certes. Il faut en effet attendre le début des années 60 pour que le LP (Long-Play) devienne le format de référence de la musique enregistrée et c’est en grande partie grâce à des artistes comme les Beatles, Bob Dylan ou les Beach Boys qu’il est devenu le support idéal pour les musiciens souhaitant concevoir une œuvre inventive et cohérente. C’est-à-dire bien davantage qu’une simple collection de chansons mises bout à bout et gravées sur un acétate comme c’était le cas auparavant. Si l’on suit cette logique – tout à fait respectable – il faut non seulement l’appliquer au blues et au jazz mais également au rock’n’roll. Ainsi, les Sun Sessions d’Elvis Presley – classées au rang 19 dans ce hors-série –  ne constituent pas davantage un album que n’importe quel grand enregistrement de jazz réalisé à la même époque. Le journaliste des Inrocks lui-même, précise dans sa chronique que cette « série de singles et de faces B » d’Elvis n’est devenu un album qu’en 1976. Le King a donc bénéficié d’un traitement d’exception. Pas Miles Davis, pas Charles Mingus, pas Thelonious Monk, pas Sonny Rollins, pas Cannonball Adderley, pas Ornette Coleman, etc… qui ont pourtant gravé des heures de musique sublime à la même époque.

Et puis, quand bien même : une musique comme le jazz ne s’est pas arrêtée à la fin des années 50 et dès la décennie suivante, certains jazzmen se sont emparés du format album pour concevoir des œuvres tout aussi cohérentes et abouties que n’importe quel grand album de pop-music.  Ne doit-on pas appréhender un enregistrement comme le A Love Supreme de John Coltrane comme une authentique oeuvre d’auteur dont l’audace esthétique par ses recherches atonales, ses vibrations mystiques et son harmonie prodigieuse en font l’un des sommets de son œuvre et du jazz modal ? Et que dire du Bitches Brew de Miles Davis, dont la puissance avant-gardiste en fait la matrice ultime des plus aventureuses tentatives de cross-over depuis 50 ans, de Herbie Hancock au Radiohead post-OK Computer ?

Quant à la soul et au hip-hop, ils sont à peine mieux traités. Il est surtout flagrant de constater le traitement spécifique qui leur est appliqué. Quand il s’agit de rock ou de pop blanche, les journalistes des Inrocks n’hésitent pas à emprunter des itinéraires bis assez osés (classer le très beau Tidal de Fiona Apple est par exemple un choix original et courageux). Au contraire dès qu’il s’agit de musique noire, ils parcourent très prudemment les autoroutes balisées par les grandes figures du genre (Marvin Gaye, Michael Jackson, Wu-Tang Clan, etc), ce qui donne à cette sélection déjà maigre, un manque flagrant de cran et de caractère. Au final, on ressent la désagréable impression que ces grands artistes noirs ont été posés là comme de simples alibis, aimablement autorisés à poser sur la photo souvenir avec la fine fleur blanche de la musique américaine.

Que déduire de ce naufrage éditorial ? Que les Inrocks sont racistes ? Bien sûr que non. Ils sont simplement perdus. Car c’est une chose entendue : les Inrocks n’ont jamais vraiment brillé par leur modestie. Mais, à l’époque où ils étaient encore un bon journal de rock – et non ce newsmag pour hipsters décérébrés qu’ils sont devenus –  ils avaient l’humilité de traiter de sujets qu’ils maitrisaient et qu’ils connaissaient. C’est une chose de publier un top générationnel des 100 meilleurs albums de la période 86-96 comme ils l’avaient réalisé au mitan des années 90 pour fêter leur 10ème anniversaire. Mais c’est un défi d’une toute autre ampleur que de s’attaquer à un sujet aussi vaste qu’un bilan de la musique enregistrée américaine en 100 albums. Pas besoin d’être un érudit du sujet pour comprendre que cette mission était assez sûrement condamnée à l’échec. Les Inrocks ont appuyé à fond sur le champignon, en klaxonnant, et en faisant coucou par la fenêtre. Bilan de l’opération : le crash dans le mur 10 mètres plus loin. Etait-il vraiment nécessaire de proclamer choisir « les 100 meilleurs albums américains » pour finir par produire ce qui ressemble à la playlist perso de n’importe quel indie-rocker ? Honnêtement, ça frise la faute professionnelle.

Mais, ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain. Avouons que ces numéros hors-série publiés par les Inrocks 2 restent encore tout à fait recommandables, surtout quand ils s’intéressent en profondeur au parcours d’un artiste. Même s’ils recyclent un peu trop facilement certains vieux articles, ils demeurent encore l’une des rares occasions de lire des critiques dotés d’une vraie plume et qui savent mettre en perspective les œuvres sur lesquelles ils écrivent. Des qualités désormais totalement absentes de l’hebdomadaire, mis en coupe réglée par Pig-Ass et son fidèle second Siankowski qui ont transformé un titre de presse respecté et respectable en un gigantesque fourre-tout sans ligne éditoriale, superficiel et désespérément convenu. Un magazine bas de plafond qu’on lit désormais comme un numéro de Voici : en 5 minutes, en riant bêtement à deux blagues pourries avant de le jeter à la poubelle. Qui d’ailleurs a envie de conserver un journal à la maquette hideuse, qui arbore la gueule de Yann Barthès en couverture ? C’est donc la leçon triste et paradoxale à retenir de cet épisode : pris pour ce qu’il est – un classement d’albums de rock américain – et non pour ce qu’il prétend être – un bilan global de la musique américaine en 100 albums – ce numéro hors-série vaut bien mieux que tous les numéros hebdos publiés par les Inrocks depuis une bonne dizaine d’années.  Il permettra peut-être à un gamin de 16 ans de découvrir le génie de Big Star ou de Jonathan Richman et ses Modern Lovers. Et ça, c’est déjà une petite victoire.

Source dont je recommande les commentaires :https://blogs.mediapart.fr/swank/blog/260916/les-inrockuptibles-n-aiment-pas-la-musique-noire

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