Racisme ordinaire dans le monde merveilleux de la musique classique..

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Moi qui croyait que la musique, qui plus est classique, adoucissait les mœurs, je suis très très très déçu c’est ici sur Rue 89

Racisme ordinaire dans le monde merveilleux de la musique classique..

Le jury a fini de délibérer et les élèves sont rappelés dans la salle pour la proclamation des résultats des examens techniques. J’ai 11 ans et demi et c’est ma première année au conservatoire national de région (CNR).

Le président du jury, un homme brun et qui paraît grand, appelle les élèves un à un et donne la note obtenue accompagnée d’un petit commentaire. Il m’appelle en dernier. Je m’avance. Il sourit et me lance avec bonhommie : « Je m’attendais à entendre “Saga Africa” mais finalement, c’était très bien ! » avant de m’attribuer la meilleure note.

Sur le moment, je n’ai pensé qu’à la note, un 18 ! Mais je n’ai pourtant jamais oublié cette petite remarque assassine que l’examinateur pensait anodine.

Quatre ans plus tard, je tente l’examen d’entrée en cycle supérieur. Mon professeur étant en tournée, c’est un remplaçant qui est chargé de nous préparer à l’examen. Nous étions deux filles du même âge et du même niveau à présenter ce concours.

« Pourquoi, t’écoutes pas de reggae ? »

J’étais en cycle spécialisé en théorie musicale, je continuais à participer activement aux chorales et aux orchestres du conservatoire, je suivais régulièrement mes cours de musique de chambre baroque et venais de commencer le hautbois.

Au lieu de me voir comme l’élève motivée et engagée que j’étais, le remplaçant passe des semaines à essayer de s’expliquer la présence d’une « rasta » dans la classe. Alors que ma camarade a droit à des cours sérieux, ce seront pour moi des semaines à entendre la rengaine : « Mais toi, tu t’en fous, t’es une rasta, t’es là pour te marrer ! » Un jour, j’ose :

« Mais pourquoi une “ rasta ” ?

– Ben à cause de tes cheveux ! Pourquoi, t’écoutes pas de reggae ? »

Difficile pour lui de comprendre qu’on puisse naître noire, avoir des cheveux de Noirs, les attacher comme une Noire et écouter plus souvent Bach que Bob Marley.

Disons que je joue du « tonkatchak »…

Plus tard, élève d’un conservatoire supérieur, je joue avec un quatuor de flûtes à bec. Dans cet ensemble, je joue de la flûte à bec basse. Après un concert, une dame vient me voir. Elle me demande gentiment si ma flûte est un instrument traditionnel de mon pays, et quel est son nom.

Je me lance dans une présentation de la famille des flûtes qui ne lui convient pas, persuadée qu’elle a en face d’elle un instrument exotique, joué par une musicienne exotique. Avec un sourire condescendant, elle me rétorque que, non, cet instrument n’existe pas ici en Europe et me demande comment on l’appelle dans mon pays.

Agacée, je m’invente une vie. Je viens des îles Bermuda et je joue du « tonkatchak ». C’est tellement plus plausible qu’une Noire, française, qui joue d’un instrument classique.

« Les esclaves, c’est pour toi, ça ! »

Nous avons un professeur de chant choral qui manie l’humour raciste Banania comme personne. Dans son cours, tous les Sud-Américains s’appellent « Caramba ! ». Dans une pièce, nous avons une phrase à chanter en arabe. Un élève égyptien se charge d’en décomposer la prononciation. Quand le professeur reprend la parole, il exulte, fier :

« Vous avez bien compris, faites semblant de vomir, ça sonnera comme de l’arabe ! »

A la fin de l’année, nous chantons « Le Chœur des esclaves » du « Nabucco » de Verdi. Pendant que je chante, le professeur vient vers moi et me chuchote :

« Les esclaves, c’est pour toi, ça ! Vas-y, chante-le avec toute ton âme d’esclave ! »

J’ai en hautbois un professeur qui est une bonne vivante mais ayant des goûts et une sensibilité musicale très éloignés de la mienne. Comme l’examinateur d’autrefois, elle pratique un humour douteux qu’elle s’efforce de faire accepter. Je n’en suis pas la seule cible, un jeune élève japonais subit aussi ses traits d’esprit. Elle est capable, presque dans la même phrase, de s’indigner du racisme ambiant tout en me recommandant de faire très attention à ne jamais parler aux gens d’Europe de l’Est parce qu’ils font tous partie de groupes mafieux très dangereux.

Toujours le même procès en légitimité

Pour mon dernier examen, avant d’étudier avec elle, j’avais joué la sonate pour hautbois de Camille Saint-Saëns. Pour ma première audition dans sa classe, elle me fait jouer un petit morceau facile intitulé : « Le Rasta jamaïcain dans son champ de cannes à sucre ». (Mon collègue japonais, lui, devait jouer « Le Petit Chinois avec son chapeau pointu ».) Je ne fais pas de vagues, mais je sors de cette audition mortifiée.

Il n’y a pourtant pas, en théorie, de critères physiques pour jouer d’un instrument, mais il n’empêche que certains préjugés ont la peau dure. Parfois, pour m’éviter une discussion longue et inutile, je préfère dire aux gens que je danse ou que je fais du chant jazz plutôt que de leur expliquer mon métier.

J’ai eu la meilleure note lors de mon tout premier examen au CNR, mais aussi à presque tous les examens qui ont suivi, au CNR, puis, dans les conservatoires supérieurs où j’ai poursuivi ma formation. Si mon 9/10 à mon examen final de master a fait grincer des dents, aujourd’hui, en France, dans le monde du travail, j’ai toujours le droit au même procès en légitimité.

La Blanche catho à serre-tête

Cette année, j’enseigne dans un conservatoire. Le premier jour, je vais chercher mes fiches de présence au secrétariat. Je rentre et me présente. La secrétaire me regarde avec étonnement, et, comme l’examinateur il y a vingt ans, elle lance :

« Je savais que nous avions un nouveau professeur, je connaissais son nom, mais je ne m’attendais vraiment pas à ce qu’il soit noir ! »

Comme il y a vingt ans, ce n’était pas dit méchamment, c’était juste une remarque.

J’ai l’habitude qu’on s’étonne, en entretien, que mon visage ne coïncide pas avec mon CV. On s’attend à voir arriver une Blanche-catholique-à-serre-tête ; arrive une fille qui ressemble plutôt à la chanteuse Irma et qui prétend pourtant avoir une formation des plus classiques. Dix ans de piano, non, pas de jazz, plutôt du Chopin.

Au début, j’étais noire et à la fin, aussi

Mes élèves pensent que, comme je suis noire, je suis cool et j’ai le swag. Et si, un jour, j’arrive en retard, c’est parce que je suis noire (les Noirs ne sont pas ponctuels, vous savez).

Difficile pourtant d’accepter d’avoir travaillé toute une vie, plus que les autres, mieux que les autres, pour finalement être réduite à une couleur de peau. Nous sommes en juillet, j’ai fini mon année. Elle se finit mal, pas sur le plan pédagogique, mais sur le plan relationnel.

Une bonne âme se résout à m’expliquer que la secrétaire m’a dans son collimateur et ne rate jamais une occasion de parler en mal de moi. Je m’étonne, croyant, avec le temps, être arrivée à installer de bonnes relations avec elle. Je pensais aussi que mon travail, mes résultats ainsi que mes projets pour l’année suivante, parlaient pour moi et lui auraient fait oublier sa réserve initiale. Il n’en est rien. Au début, j’étais noire et à la fin, je suis noire et c’est toujours un problème.

Je suis poussée vers la sortie sans qu’à aucun moment il ne soit rien reproché à mon travail. Une année ordinaire, dans une vie ordinaire, dans le monde merveilleux de la musique classique.

Cœurs purs aux mains blanches

La France n’a pas toujours été aussi frileuse. Le mélomane français a aimé et célébré le jazz avant les Blancs américains, trop pétris de préjugés racistes pour reconnaître la valeur artistique de cette musique. Paris était célébrée des musiciens noirs comme une ville de liberté où ils pouvaient être artistes avant d’être noirs. Les chantres du Mouvement des droits civiques venaient à Paris faire l’expérience d’un monde où il leur semblait que leur couleur disparaissait. Après la Première Guerre mondiale, beaucoup de GI’s noirs refusèrent de quitter une France où ils avaient fait l’expérience de la liberté.

Si j’ai réussi des examens, des auditions ou ai été embauchée dans des conservatoires et autres écoles de musique, c’est bien parce qu’il y avait des gens pour ne pas se laisser impressionner par ma différence.

Mais aujourd’hui, j’en viens presque à rêver de New York, une ville où j’aurais droit à une carrière sans que ma couleur de peau ne soit constamment un frein. Ici, la musique classique, la danse classique, l’opéra – cette culture dont j’ai fait toute ma vie – sont ensemble sous une cloche de verre que seuls des cœurs purs aux mains blanches devraient pouvoir soulever. Les autres devraient se contenter de regarder.
Au sommaire d’Août…
1)Humour et blagues anti-dominants
2)Très intelligent et très connard à la fois
3)Revenir aux fondamentaux
4)Survivre à Avignon
5) Orange… de l’intermittence au chorégies…
6) Paix ou Libération…
7) Racisme ordinaire dans le monde merveilleux de la musique classique
8)Des z’images

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